2016 – Sarah Frund
La dernière minute

Plus qu’une minute.

 

Plus qu’une seule minute et il faudra s’extraire de ce lieu pour retourner à la vie. Retrouver l’air extérieur, puis le train, puis le train-train.

 

Cette eau à 36 degrés me convient pourtant parfaitement.

 

J’ai l’impression que je n’aurai plus jamais besoin de rien d’autre. Ni de manger, ni de dormir.

 

Dans le bassin, à part moi, il y a juste un vieil homme, immobile et silencieux. Les murs en pierre gris foncé font face aux montagnes enneigées. Le soleil est éclatant en ce mois de décembre.

 

Il n’y a pas de mouvement. Tout est calme. C’est le jour de Noël. L’hôtel est presque désert. Il est encore tôt. Il n’y a pas d’adolescents turbulents ni de jeunes couples libidineux pour troubler ma tranquillité.

 

Dans ma tête pourtant, ça s’agite. Moins je bouge, moins mon environnement bouge, plus ça s’agite. Moins je bouge mon corps, moins l’eau chaude se déplace à la surface de ma peau, plus les pensées bouillonnent dans ma tête.

 

Je pense à tout ce qu’il faudra faire. Tout ce que je voudrais faire. Tout ce qu’il faudrait changer. Tout ce que je voudrais changer.

 

Je pense à tout ce que je ne changerai pas. Une fois sorti du bain tiède, tout reprendra comme avant. Une fois redescendu en ville, je reprendrai le mouvement.

 

Je ne changerai pas. Je ne changerai pas de vie. Je ne changerai pas de monde. Je reprendrai le rythme. Je continuerai comme ça. C’est la vie. C’est ma vie.

 

Je me sens bien dans ce bassin. Je pourrais presque croire que le temps s’est arrêté.

 

Presque.

 

Mais moi, je suis déjà là-bas.  Dans le bruit. Dans la tension, dans les cris. Dans la précipitation, dans la fébrilité. Dans la pulsation. Dès demain il faudra recommencer. Le marché, le Nikkei. Les actions, les ordres. Les cotations. Les opérations. Le négoce.

 

Il y aura à nouveau la courbe de l’action qui monte. Les premières palpitations. L’analyse des informations. Le suspense. Le frisson. La décision, la vente. Et la tension qui retombe.

 

Il y aura à nouveau la bourse de Shanghai, de Tokyo, de New York, de Singapour et de Londres qui s’effondrent, entraînant les placements de l’Institut dans la chute. La recherche d’un moyen de s’en tirer avec panache. Parfois, une bonne solution qui apparaît, un coup de chance et parfois… non.

 

Il y aura à nouveau la faim dans le monde et les restructurations d’entreprises. Je n’y pourrai toujours rien. C’est le marché dans lequel je ne suis qu’une fourmi. Il y aura encore quelques scrupules. Et puis, ça passera. Ça passe toujours.

 

Il y aura à nouveau le retour à la maison après une journée de frénésie, épuisé. Assez riche, mais épuisé. Et seul, surtout seul.

 

Il y aura à nouveau ma mère qui me dira que je travaille trop, que je devrais rencontrer des gens, me faire des amis, que le travail n’est pas tout et que je devrais changer de métier, aller voir d’autres choses plus réelles. Elle me dira de partir en voyage, que ça me ferait du bien de prendre  un peu soin de moi. Que si je continue comme ça je finirai tout seul, qu’elle aimerait bien avoir un jour des petits enfants. Elle me dira encore que l’argent ne fait pas le bonheur, qu’elle espère que je comprendrai un jour. Qu’il ne sera pas trop tard pour moi.

 

Il y aura à nouveau cet ami que je n’ai pas revu depuis trois ans, croisé au hasard d’une gare et qui me redira encore, il faut qu’on s’organise un truc un de ces soirs. Et encore une fois, on ne le fera pas, le quotidien est un conjoint très possessif.

 

Dans quelques heures, je retrouverai mon frigo vide. Je retrouverai le sushi d’en bas. Il n’est pas très bon, mais il est en bas. Ou alors, j’appellerais le traiteur qui me livrera le plat du jour d’un restaurant de la place. La meilleure entrecôte parisienne dans une barquette en plastique, accompagné d’un déci de vin en berlingot.

 

Durant ces trois jours ici, j’ai dégusté de délicieux repas au restaurant de l’hôtel. J’étais seul aussi, mais le service attentionné et irréprochable du personnel atténuait un peu ce sentiment. La serveuse responsable de ma table portait un badge avec le prénom : Lena. Une fois, Lena m’a souri.

 

Je suis dans ce bain à 36 degrés. Mais dans une minute… dans une minute, je poserai mes pieds sur le sol de roche. Je me mettrai à marcher vers la sortie. Je me retournerai une dernière fois, pour revoir la montagne et le soleil, puis je m’engouffrerai à l’intérieur du bâtiment.

 

Je passerai tout d’abord par la douche. Je me savonnerai. Je me rincerai à l’eau froide. J› entrerai dans le vestiaire. Je remettrai mon costume, me sécherai les cheveux, replacerai mes lentilles de contact sur mes pupilles.

 

Puis je passerai à la réception reprendre ma valise. Je me dirigerai ensuite vers mon taxi. Il prendra la route qui serpente dans la vallée. Nous rejoindrons la métropole en un peu plus de deux heures. J’essaierai encore d’incorporer un peu de paysage au passage mais ça sera trop tard, j’aurai déjà mon ordinateur allumé et ma messagerie m’aura rattrapé.

 

Et tout cela sera derrière moi.

 

Il ne reste plus qu’une minute.