2024 – Mathilde Miserez
Manger l’Opéra
Manger l’Opéra
Mathilde Miserez

Je prends les comprimés avant qu’elles n’arrivent. Je les observe un moment dans ma paume, et les gobe avec du thé. Elles sonnent l’une après l’autre, on fait du café dans la cuisine.
Rapidement je vacille, mes jambes flagellent, la pièce tourne. Il faut s’allonger, j’ai très chaud, besoin du contact du carrelage froid sur ma peau. Leurs quatre têtes forment une étoile au-dessus de la mienne. Attentives, elles scrutent.
« Ça dépend », on nous a dit à l’hôpital, dix jours auparavant. « C’est pas agréable mais parfois ce n’est pas pire que des règles douloureuses ».
Étendue sur le sol, elles me font rire, elles ont la joie dure, la joie féroce. Le médicament éclate dans mon cerveau, petites bulles euphorisantes, je souffre mais je rigole. Elles discutent entre elles, la douleur gonfle, prend toute la place. Emprise tentaculaire sur mon corps, malgré le shit dans mes poumons sensé seconder le tramadol. Je ne les entends plus.
Elles me soulèvent, une sous chaque épaule, on traverse le couloir et je suis bordée. Les paupières fermées, le combat commence. Ça racle, ça cure. Mes grimaces les rendent graves et soucieuses, elles sont silencieuses. Sur mon bureau, il y a celle qui sort ses outils de survie, les peintres peignent partout, papier pinceau couleurs verre d’eau, elle me fait un dessin.
J’ai mal, mon corps déguste, mon corps se déglingue, mon corps se désintègre, une brume artificielle sous les yeux.
Il y a celle dont les mains se posent sur mon corps. Ses mains pressent mes jambes, ses mains pressent mon dos, ses mains pressent mon ventre et mes épaules. Ses mains palpent, ses mains comme des alliées qui déboulent sur un champ de bataille, le bout des doigts repousse les vagues de douleurs qui déferlent, s’abattent sur les tissus musculaires, se fracassent sur les rochers spongieux de la chair en lutte.
Il y a celle qui lit les mots de la recette. Crème beurre chocolat vanille sucre café (soluble), 150G, 200, 50ML. Le bruit de la cuillère en bois qui tape contre la casserole, ça tournoie ça tournoie. La pâte devient une grosse masse, une grosse boule jaune, de la taille d’un poing, chaque coup de fouet rend la boule un peu plus dure, un peu plus solide, la boule devient de la pierre. Le lit tangue, m’engloutit, se referme. Mon corps est une cage, nu sur une plaque de verglas, dix mille piques à glace martèlent des pieds à la poitrine.
Il y a celle qui embrasse mon front, caresse ma tête et mes cheveux, effleure mes lèvres.
Ding ding ding le téléphone, les missives arrivent. Elles sont là les amazones qui lancent des flèches dans mes DM. Courage ça va aller, courage ça va aller, ça va passer, je t’aime fort.
Partout sous ma peau les couteaux. Toutes ces lames en même temps pèlent l’intérieur de ma vulve, la douleur épluche mes lèvres, ça déchire les tréfonds de mon vagin, ça saigne, ça saigne à flot, ça saigne de là en bas et ça saigne partout. Le drap se tache, la tache s’élargit, le drap part en lambeau dans ma sueur, ça goutte ça drop, ploc ploc ploc depuis mes tempes sur le plancher car j’ai chaud et je grelotte, la tête penchée au bord du lit. Il y a un linge sur mon front, sur ma nuque, le va-et-vient des caresses entre les omoplates, je me secoue de droite à gauche, un peu doucement, la main comme une fée qui passe et qui lisse, lisse et détend. Je me secoue de gauche à droite, je me berce, je me tourne dans les draps mouillés, je cherche un endroit frais pour ce corps brulant et je m’accroche. Elles me chuchotent tour à tour « ça va aller, ça ne dure que quelques heures ». Elles se parlent elles me parlent, leurs voix dansent dans mes oreilles.
Ça ne dure que quelques heures, c’est la gynécologue qui l’a dit. Il ne dure que quelques heures ce pouvoir de vie ou de mort, je décide et je choisis puisque c’est mon corps, pouvoir de vie ou de mort. Aujourd’hui rien ne verra le jour, ça ne va pas plus loin, ça stoppe la vie, ça reste là, ça finit dans le fond des chiottes et c’est comme ça. Ça coule rouge contre la paroi en porcelaine, ça convulse sous la peau du ventre, ça perce entre les reins, ça écartèle, ça sort et c’est là. Au loin la musique me parvient, la musique plane, la musique filtre sous la porte de la salle de bain. Elles ont mis plus fort pour que je me rattrape, que je me rattache, que ça me ramène, ça me rappelle qu’elles sont là, et je rampe, je rampe dans le lit, je croule sous le poids des draps et je me recroqueville. C’est dans la porcelaine, je salue la vie qui part, descend, coule de moi, cette vie qui me laisse la mienne. Le tintement des casseroles et j’ouvre les yeux, je les regarde et je vois tous les ingrédients éparpillés, elles sont là, elles continuent de faire un gâteau qui a pour nom Opéra. Il a cinq étages donc il est difficile à faire, c’est pour ça qu’elles ont choisi cette recette, pour que ça dure toute la journée, pour pouvoir appliquer les conseils de la gynécologue, il faut être entouré et il faut être occupé. Elles sont occupées à construire les cinq couches de l’Opéra et elles s’occupent de moi.
J’ouvre les yeux et ça s’éclaircit, la nuit de novembre est tombée, la pluie toque au carreau, le vent soupire dans le volet et ça va. L’odeur de l’Opéra embaume l’appartement et la musique est toute douce. Elles ont fait front, tenu le choc, m’ont transportée de l’autre côté de la rive. Je suis à bon port, vide et à nouveau pleine de moi-même. Je me redresse et je m’appuie sur les coussins, elles ouvrent un peu la fenêtre et l’air frais entre, frôle nos visages, crispés et soulagés, le pire est passé, ça se voit entre mes sourcils.
Le gâteau est maintenant dans le four, juste avant il était là, les casseroles au pied du lit pour être toutes proches, toutes les quatre dans ma chambre, elles malaxaient la pâte pendant que la douleur me pétrissait le ventre, elles montaient la garde, celles ici et aussi celles dans le téléphone. Elles sont là et elles ne se dérobent pas, elles arrivent en bande et elles montrent les crocs, une meute en cercle. Cet Opéra sororale, mouillé des larmes de toutes les femmexs qui ont avorté, larmes salées de solitude, les miennes sont sucrées de l’amour de mes amies.