2021 – Muriel Pic
Les lacs qui fument

Un jour, il est venu et nous a appris à lire. Avant nous ne savions que deviner. Il est venu avec des livres où des lois mono-morphologiques étaient écrites pour que nous soyons un seul corps – identique. Il a fait des promesses de joie, le père, mais il ne les a pas tenues. Il a oublié l’élémentaire, l’hermaphrodite, écrasé les différences, séparé la nature et la culture, assigné des rôles sans arts ni mélanges. Et quand tout fut figé, il a sombré dans la toxicomanie aux psychostimulants.

À présent, les lacs fument.

Sur la surface, ton esprit détecte des formes de brume qui naissent du contact entre la température de l’eau et la température de l’air. Il est tôt, tu as quitté l’insomnie, tu t’en veux de ne pas savoir profiter de la chaleur du lit,
tu marches,
la nuit part,
tu as lu des prières et des malédictions, cherché des formules magiques et des remèdes,
tu n’as trouvé que les murs à slogans, les tags, les revendications et les appels à l’aide :
les mots pour croire, les mots pour pouvoir.

La perception captive, concentrée sur le seul phénomène de la brume, haleine opaque du monde, tu observes les changements d’états de la matière
sous tes yeux et au-dedans,
la vaporisation du moi en phrasés, zigzag et boucles sans achèvement.

La nature du poème est élémentaire.

Tu composes un herbier fantastique et factuel, des pages où tu déposes visages et rythmes, corps et scansions, sensations et iambes,
le takt-time du cœur.
Tu mesures ton vers sur les rafales du vent, la dentelure d’un timbre, la feuille ciselée d’une ortie velue et brûlante, les vertèbres d’un amant,
le pas d’un passant ; pas simple de saisir les tempos du bitume, d’une pierre de lune, le rythme du sang, ce qui est en puissance.

(Ceux qui n’aiment pas le poème affirment qu’il se trouve seulement dans l’alexandrin ou que la littérature est un ensemble de formes fixes séparées des formes du monde, et obéissant à des principes scolaires. Qu’ils rongent leur os, bien propre, et toujours tu leur donneras plus à ronger).

La littérature ne peut pas remplir les vides intrinsèques à la société capitaliste, elle ne peut ni ne veut, elle est
elle est force de donner rythmes,
elle est formes mobiles, brumes, turbulences de la raison
elle est scansion élémentaire : fusion, sublimation, solidification, évaporation.

Tu as renoncé à croire que tu es partout en sécurité dans cette civilisation.
Tu situes clairvoyance, confiance, connaissance et reconnaissance dans le poème. Il provoque des changements d’états de la matière émotionnelle. C’est cela ta vie
les mots pour croire, les mots pour pouvoir.

Tu veux t’initier aux alphabets de la surface de l’aube, réapprendre à lire les vols des oiseaux, les états gazeux des atomes. La nuit laisse parfois traîner ses fantômes.

Le refoulement continuel de la rêverie est une habitude chez la plupart des hommes qui ont appris à la repousser. Tu la suscites avec des participes présents, des paronomases, des anaphores pour produire des déplacements, des dépaysements
mettre en place des dispositifs d’action
monter des ruses contre le refus de la pensée imaginante
lancer des sorts et des impulsions
impulsions de désordre
impulsions de détours
impulsions de dépecer la pensée systématique, cadrante, encandrante, aboutissante,
– extermination –,
et qui n’est pas la vraie science, car la vraie science ne se croit pas de droit divin.

La rêverie est la revanche de la pensée associative sur la pensée dirigée, conduite, déterminée. Par les voies de l’élémentaire, le poème fait advenir les probables et les possibles. Car il n’y a pas de société qui tienne sans utopie, sans désir, sans échappées ou divagations. Il n’y a pas de société qui tienne sans cadence, qui tienne en vie, ensemble, sans
les mots pour croire, les mots pour pouvoir.