2025 – Jean Prétôt
La pieuvre de Palaikastro

Jean Prétôt

On a épuisé les contours, tenté des distorsions, forcé les lignes à se remettre, nues, dans des plans du passé. On a gratté la peau, manqué les veines et observé ce qui coulait encore, sans voir que le flux était hors de nous, baladé d’une conduite à une autre, pompé sans sentiment, sans attente ni espoir. Mais on a fixé fort, mis bout à bout les mieux, épongé les en vain, rangé les pas plus loin, on a suivi les voix, les mains dans le dos, les souffles attristés, relevé des têtes en lambeaux et rassuré ceux qui sont toujours mieux, les pac(ss)ionnés, sortes de duos épousant les mêmes formes, à force de se raidir, des ombres fortes sur des murs délavés, recompositions ratées, vampirisées, des couples creusés par la routine, aux mains transpercées d’ongles criants, râlant nous-c’est-pour-la-vie.
Tu es venue. Tu m’as sorti de ce parc, remis sur des semelles, j’ai aimé ce flottement, cette sensation que tu portais celui que j’avais fait poser sur ce banc vermoulu. Ta voix m’a poussé sur un chemin neuf, gris-bleu, piqué aux quatre coins, martelé sur les côtés. J’ai aimé marcher dans ton reflet, revoir la courbe, assister au miracle de tes cheveux brossant ta nuque, compter les points jusqu’aux lobes mais aussi soustraire quelques cheveux blancs.
Revenu chez toi d’entre les morts, vivant encore à moitié mais vidé, complètement, j’ai laissé dormir la peau et reposer ta chair. À notre réveil, quelque chose nous avait quittés, on a vu monter des enveloppes chargées d’histoires et de sueur, on leur a ouvert grand la fenêtre. Assis, côte à côte, on a vu des fils prendre des détours, hésiter, se toucher d’abord avec crainte, puis se nouer, tourner les uns autour des autres, puis les uns sur les autres, avant de grossir pour n’en devenir qu’un.

Les abeilles, à ton cou, sont devenues feu. Tout était là, et en même temps, on a laissé nos yeux se sourire, projeter des images, un parfum, la chemise du chauffeur d’Heraklion, le magasin de poteries, la pieuvre de Palaikastro. Sans parler, on a stoppé un avion, parmi ceux qui voguaient dans la nuit on en a arrêté un, on a grillé une dernière clope et on est partis avec rien, juste de quoi changer – on y croyait encore – nos oripeaux.
Comme autrefois, happés sur le tarmac, on a été pris dans le chaud, rangés dans le bus navette, coincés entre des touristes en maillots et un chien impatient. Comme autrefois la mer, de l’autre côté du pare-brise, a éclaté en des milliers de miroirs qu’on s’est fiché avec volupté dans les yeux, et on n’a plus vu que ça, jusqu’au musée du lendemain et le vase de Palaikastro.

On n’avait pas vu que la pieuvre se jouait de nous. Ses yeux n’avaient rien de naturel, l’animal se fichait bien de l’attente, de la pitié et des compromis. Ces yeux qu’on dirait dessinés par des enfants se moquaient du monde et l’animal restera ainsi, avec sa toque, à berner d’autres amants, dans les siècles à venir. Derrière la vitrine on a vu, pour la première fois, des objets entre ses tentacules : algues pas finies, coraux médiocres, on a réalisé que c’étaient eux qui lui donnaient sa grandeur, sa folie, eux qui la plantaient dans le décor, eux qui fournissaient l’illusion que son monde différait du nôtre. Pour la première fois on a vu aussi ses cassures, blessures de guerre des temps anciens, c’est tout son passé qui a surgi en facettes, recollées comme des humains savent le faire, mal, en laissant de grandes cicatrices, en se fichant des trous, sur un côté la pieuvre semblait même coupée, des traits refaits à la hâte, sans rien garder du passé, rendant les fêlures presque honteuses.

Et en une soirée la pieuvre nous a broyé. Assis au-dessus d’une eau nettoyée aux néons, pinçant le pied d’un rosé glacé, attendant du vide, on a cherché quoi dire, un de nos yeux regardait derrière, l’autre croisait mal le fer, vrillait, évitait tout contact, en une soirée on avait fait le tour du jour, parlé de toutes les étoiles, épuisé toutes les pages, écrasé les proches avec leurs histoires de cœur. En une soirée on avait sucé nos deux sangs, aspiré nos chairs, anéanti l’envie même de se lever, marcher, pousser la porte du réfectoire rempli de trop tout, gens, plats, plein. De retour à la table, nos assiettes étaient sèches.

On s’est couché habillés. On a posé nos dos sur le matelas, on l’a trouvé dur, yeux au plafond, combien de lignes, deux croisées, 6 coins, une tente, barre de part et d’autre, fille sur la gauche, en équilibre et justaucorps rouge pailleté, homme à droite bas moulant blanc haut bleu-vert, les silhouettes s’avancent, reculent, sautent sur la corde, s’approchent, elle fait un pas en arrière, lui pose un pied dans le vide. On a gardé les yeux ouverts, cligner c’était triché, cligner c’était montrer à l’autre un bout de vie, ça aurait pu faire tourner la tête, sortir un mot, on a regardé le plafond jusqu’à avoir mal, au même moment une larme a coulé sur notre joue, ta droite, ma gauche, les larmes sont descendues ensemble, conjointes, sans faire la course, simplement, lentement, et pas un de nous n’a osé l’ôter, encore moins effacer celle de l’autre.

Pour les sécher, on a sorti nos téléphones et on a rempli les miroirs de formes dansantes, jusqu’à ce qu’on en puisse plus, jusqu’à ce que l’appareil nous glisse des mains et frappe la poitrine. Lampes éteintes, on est restés là, des habits bien élevés se seraient regardés, aucun n’aurait compris, rester sur des corps endormis passe encore, mais des corps éveillés faisant les gros yeux en plus, des poitrines soulevées sur commande, des membres en retenue, figés, glacés, vides, aux aguets, une nuit de canicule, ça, de mémoire de tissus, on n’avait jamais vu.
Tu t’es levée la première. La longueur de la douche disait tout, rien ne pressait, tout était prêt, j’avais trois messages non lus, deux de la compagnie, un de l’hôtel, on affichait sa compréhension sans en penser un traître mot, d’autres auraient attendu la fin, auraient fait comme si deux riens n’étaient, d’autres auraient mangé plus, bu jusqu’à plus soif, vomi leur tristesse dans les piscines. Pour nous, c’eut été trop de faux, complaisances malhabiles, arrangements feints. Tu t’es levée la première et tu as fait ce qu’il fallait faire, n’était-ce pas ce qui occupait d’ailleurs nos esprits, au moment du coucher ? Sous ta douche éternelle, tu dois fouler les abeilles d’autrefois, mêler à l’eau des larmes qui ne se verront pas, crier dans le pommeau, frapper le tapis motif cailloux. Sur ce bruit de pluie, je pressens le coupable, et même si je ne l’assume guère, tout semble me pointer du doigt. Des visages laissés au pays tournent autour de ma tête. J’écris déjà des réponses, répète inlassablement des mots qui devraient, à force, sonner juste. J’aimerais savoir comment tu prépares ta défense, comment tu affronteras la pitié des regards pendants et dégoulinants, leurs ongles dans tes bras grognant des je-te-l’avais-bien-dit.

Sans s’arrêter, la douche s’empare de ma tête. Elle y fait tourner des choses folles, extrêmes, impossibles. Je prends peur. Et si ? J’entre. Des ombres, derrière la vitre, ondoient, claquent, des bras démesurés se déploient, tâtent tout en tortillant une chair cloquée dans ses parties inférieures. Nimbée de vapeur, la pièce a perdu ses murs. Hilare, brillante, nouvelle, tu fixes déjà la mer. Tes membres se tendent. Derrière un nuage d’encre, tu disparais.