Un jour, j’ai vu les cicatrices sur tes doigts. J’ai longtemps cru qu’elles étaient le reflet de l’aube traversant notre baie vitrée pile à l’orée de ton café brûlant, ou alors un accident domestique, un geste maladroit de râpe, une tache d’encre de chine frottée quelque peu énergétiquement à l’eau de javel, un surplus de vin et une cassure de verre, une excitation mal contenue de réveillon enchampagné, ou alors encore un hasard, un jet de dés, un tirage au sort de naissance. Le fond importait peu tant que l’histoire n’était pas à dormir debout.
Mais je n’ai jamais su ce que cela signifiait que de se méfier. Je croyais que c’était de moi dont je devais douter, de mes innombrables monstres de dessous-le-lit copinant avec les araignées du plafond, mes angoisses dévorantes de mes nuits éveillées, les moments compulsifs de grignotage ou rongeage, les palpitements lancinants de mes entrailles, les chatouillis et tintements de mes glandes lacrymales, les battements insensés dans cette boîte de résonance, de mes impatiences irraisonnées, les cliquetis irréguliers de mon crâne.
Ce jour-là, j’ai compris bien trop tard qu’il l’avait toujours été. Depuis le premier jour. Ce jour où tu m’as soulevé les mains, sans mot dire, comme une promesse à l’aube de nos vies, comme un bouquet expressif de tes vœux, nos bras slalomant entre les cafés, les verres d’eau, les sous-tasses et nos feuilles brouillonnées d’esquisses. Ce jour où j’ai compris que tu saurais dompter mes monstres, assouplir les pulsions, adoucir mes tambourinements, assoupir les hurlements percussionistes. Ce jour qui devint irrémédiablement le premier de mes derniers.
Evidemment que j’étais heureuse et j’y croyais. L’enveloppement de nos sentiments, de nos corps, une béatitude bête, un embuement, une chaleur caressante, un ronronnement à peine dissimulé, une brume berçante, un chantonnement à tue-tête mais de la légèreté à l’image de ton insouciance. Bien sûr que j’y ai cru. J’avais tout pour y croire. Tu me parlais, tu murmurais, tu m’encourageais, tu me redonnais goût, tu me portais, tu lavais l’affront de mes lendemains anxieux, tu poussais même le vice à me tisser des ailes. Mais je n’avais compris qu’il n’avait jamais été question de prendre mon envol.
Un jour, ce jour-là, je t’ai annoncé partir sur un chemin. Le chemin n’était même pas si grand, si modeste à mes yeux. Mais c’était mon chemin professionnel, amical et social.
Alors ce jour-là, mes monstres ne sont devenus que le moins pire de mes compagnons.
Ce jour-là, j’ai vu tes cicatrices se refermer sur ma joue.